LES MOULINS À PAPIER DE CHENIMÉNIL

Documents extraits d'une monographie écrite par Denis KLIPFEL

Après qu'elles eussent fait tourner de nombreuses roues à Docelles, les eaux de la Vologne rencontraient un barrage, fait de chevalets et de fascines. L’entrée du canal se trouvait à 300 mètres en aval de Vraichamp et la sortie, à proximité du pont supportant le Chemin de Cheniménil à Eloyes. Des moulins à blé, à millet, à papier s’échelonnaient sur ce bras d’eau dont la longueur n’excédait pas 600 m.

 

1. La papeterie d'avant Cheniménil

Elle était située sur le canal pré-cité, à 180 mètres en aval du barrage et selon toute vraisemblance peu en amont de la papeterie de l'Isle.

 

La plus ancienne mention relative à cette papeterie, la plus ancienne concernant l’art du papier à Cheniménil, se trouve dans le Compte du Receveur de Bruyères pour les années 1528-1529.

 

"Berthemin le Clercque de Chenumesnil doit ch(ac)un an à Mons(ei)gneur le Duc pour son moulin à papier seant sur la rivière de Voulongne devant Chenumesnil payant ch(ac)un an au t(er)me St Remy quatre gros pour ce receu".

 

Ce libellé, avec quelques variantes sans importance, figure dans les comptes du même receveur jusqu’en 1552-1553.

 

Un acte rédigé par Quirin Grantdidier, tabellion à Bruyères, daté du 8 juin 1578, nous fait connaître que le moulin était alors aux mains de David, âgé d’environ 22 ans, fils de feu Berthemin de Clercque. Le jeune homme reconnaît devoir à Jean Viry de Brouvelieures, différentes sommes d’argent, pour sa part du réfectionnement des roues, xays et bois d’eau de son moulin à papier et encore "neuf vingtz frans pour sa nourriture tant en leur maison qu’en Allemagne. Item vingtz frans pour des cordes fournyes au molin à papier dudit David".

 

Nous n’avons pas trouvé d’autres documents nous permettant de préciser les conditions d’existence et de fonctionnement de cette usine. Il est toutefois probable qu’elle devint, vers 1580, propriété des Aubert, les papetiers de l’Isle.

 

2. La papeterie François Hurault

Elle était située tout près de la précédente et peut-être ne faisait elle avec cette dernière qu’un seul et même établissement.

En 1569, son propriétaire, noble homme François Hural ou Hurault, obtint du Gruyer d’Arches une fourniture de bois destinée à une réfection. Le même, en septembre 1572, amodie son usine pour 2 ans à Jehan Mathieu, papetier d’Epinal, moyennant une somme annuelle de 120 francs lorrains. Le preneur s’oblige à vider  le bief du moulin à ses frais chaque fois qu’il sera nécessaire, à laisser en bon état les dix pierres de marbre et les onze à lisser, et à entretenir les cordes à "espandre pappier".

 

3. La papeterie de l’Isle

Elle était située sur le même canal, à 200 mètres environ en aval du barrage, au lieu dit « à l’Isle ».

Perspective cavalière du village de Docelles et de ses environs, dessinée en 1735.

X situe le moulin de Cheniménil

La plus ancienne mention concernant la papeterie de l’Isle est de 1557. Le 11 juillet, le Gruyer d’Arches accorde à Florentin Aubert, alors maire d’une des trois mairies de Cheniménil "neuf morbois es bois de Tanière pour la réfection de son molin à paupiers" moyennant la somme de 7 florins. Le compte du receveur de Bruyères pour l’année 1558-1559, qui fait état de cette papeterie pour la première fois au moment même où l’on cesse d’écrire le nom de Berthemin le Clercque, précise qu'elle est chargée de 4 gros de cens annuels payables au Duc de Lorraine et à la Sonrière de Remiremont, par moitié.

 

Florentin Aubert, amodiataire de la recette d’Arches en 1560, devint bientôt Gruyer de la même prévôté, en 1562. Durant 30 ans pendant lesquels il occupa cet office, ses propres comptes furent remplis des attributions de bois qu’il se faisait à lui-même, impersonnellement. Il se démit de sa fonction en 1595 "tant à l'occasion et caducité de sa vieillesse que pour estre justicier et receveur des Mines de Bussang et du Val de Ramonchamp". Il fut anobli par patentes de Charles III du 24 octobre 1596, et autorisé à porter "de sinoples à trois montagnes d’or, deux et une, et pour cimier un homme mineur revêtu de sinople à un gillant d’or, tenant de la dextre un marteau d’argent émanché de sable et de la sénestre un guerchot de sable allumé d’or".

 

Son fils Demange, lui succéda et fut nommé à la Gruyerie d’Arches le 15 janvier 1595 par le même Duc en même temps qu’il prenait en main la fabrication du papier. Il abandonna sa charge en 1616.

 

Le compte du receveur de Bruyères pour l’année 1630, est encore écrit sur du papier de l’Isle puis c’est la nuit de la guerre de 30 ans. Le 1er juin 1662, pour terminer, Jacques de Domcourt présent dans la compagnie des chevaux légers de la garde de son altesse, vendit à Demange Grandjacquot de Cheniménil, pour 200 francs, "les deux chausaux, bieds, usuaires, dépendant des deux papeteries à présent réduites en ruines, scizes au finage de Chenumesnil, dict y l’Isle".

 

Au début de sa carrière papetière, Florentin Aubert ne possédait qu’un moulin tournant à deux roues. Vers 1591, soit qu’il eût acquis un battoir voisin, soit qu’il en eût fait construire pour son propre compte, il paye 8 gros de cens à son altesse seule et dix blancs à l’Eglise de Remiremont "pour deux papelleries qui sont vis-à-vis l’une de l’autre, posées sur son héritage". Chacune d’elles tourne à deux roues. Les résidents en icelles sont sujets à son altesse seule, suivant des lettres d’acensement, passées le 12 mars 1477 à Berthemin, Antoine et Jean Crosole, frères par feu Antoine Varin, receveur général de Lorraine. Le 15 mars 1594, Florentin Aubert, obtint de la Chambre des Comptes de marquer cinq chênes "pour réparer sa papellerie qu’il dict tendre en ruyne". Nous n’en croyons rien, notre papetier profitait seulement de la dernière année de son office pour obtenir une faveur recherchée. Les papiers fabriqués par les papeteries de l’Isle, dont le souvenir n’est même plus perpétué par le nom d’un lieu dit, sont d’un exceptionnel intérêt. Ils ont été faussement attribués à la papeterie d’Arches par L. Wiener à la suite d’une erreur inconcevable. Florentin Aubert avait obtenu du Duc Charles III le privilège de marquer son papier au filigrane du double C enlaçant une croix de Lorraine couronnée.


C’étaient les initiales des souverains Charles de Lorraine, d’ailleurs vulgarisées sous la même forme par les monnaies, médailles, frontispices des livres de l’époque. La marque d’eau était d’ailleurs excellemment dessinée et son empreinte désignait à l’intention de la clientèle, tant de pays que des terres étrangères, un papier nettement supérieur aux autres par la pureté et la régularité de sa pâte, la qualité de son lissage. Elle fut plagiée par des papetiers inhabiles. En 1623, Demange Aubert, fils de Florentin, horripilé par ces abus, demanda au Duc Henri alors régnant, l’abolissement de la marque précédemment concédée et l’octroi d’un nouveau filigrane au H couronné.

Le double C ne fut point supprimé : il était devenu banal, et le resta jusqu’au XIXe siècle. Mais le H couronné fut utilisé par Aubert, et, semble-t-il, non plagié. Il va sans dire que les comptes de la Gruyerie d’Arches, durant le dernier quart du XVIe siècle et le début du XVIIe, sont écrits sur du papier de l’Isle. Dès 1591, notre Gruyer papetier devint ainsi le fournisseur de la Chambre des Comptes de Lorraine. La plus grande partie des papiers officiels de cette époque sont emprunts de la petite contremarque célèbre de Florentin. Wiener écrit au sujet de cette contremarque : "Il ne fait aucun doute que la lettre A est l’abréviation de Demange Aubert, quant à la lettre F qui la surmonte, je suppose qu’elle désigne la qualité du papier Fin". Mais selon Jeannot, cette interprétation est erronée : le F est tout simplement l’initiale du nom Florentin. Ce dernier déduisait la valeur de ses fournitures de papier au domaine de son propre compte de Fruyer. Ces indications sont précieuses, ainsi en 1591, la fourniture est de 87 rames de double C à 3 francs 6 gros la rame. En 1599, la fourniture est de 12 rames pour 150 francs, le papier avait diminué de valeur.

 

Remarquons pour terminer, que les livres censés avoir été imprimés sur papier d’Arches de 1611 à 1615, notamment le "Discours de l’ivresse" de Jean Mousin, les controverses théroricae de Christophe Cachet et le traité de Dominique Berthemein sur les "eaux chaudes de Plombières" l’ont été sur papier de l’Isle.

Filigrane de la papeterie de l'Isle

 4. Papeterie des Harlachol

Elle était située sur le même canal, peu avant qu’il rejoignît la rivière, à une soixantaine de mètres en amont du pont supportant le chemin de Cheniménil à Eloyes. La plus ancienne mention la concernant date d’octobre 1561 : "le Gruyer d’Arches vend à Didier Harlachol, un chêne couronné et sec pour faire des piles dans son moulin à papier". Didier Harlachol, fondateur vraisemblable du moulin qui portait son nom, moulin chargé d’un cens annuel de 3 gros payables à Monsieur de Raigecourt, était maire d’une des 3 seigneuries de Cheniménil.

 

En 1569, une ordonnance de la Chambre des Comptes l’autorise à faire marquer, dans la forêt de Tanières, 6 autres chênes pour la réfection de son usine. En 1582, après le décès de Didier, c’est Demange Harlachol, son fils, tabellion à Cheniménil, qui bénéficie d’une attribution de bois semblable. Il en est ainsi durant plusieurs années, jusqu’à la fondation par notre homme, de la papeterie de Lana, en 1592. A cette époque, il cède le moulin de Cheniménil à son frère Adam, et à sa sœur Claudine par moitié. Adam Harlachol était un marchand, bourgeois d’Epinal. Il demeurait sur la place du Poiron. En 1605, étant l’un des 4 gouverneurs de la ville, il dirigea la reconstruction du Moulin de Gaulcheux. Absorbé par ses fonctions publiques, il se défit de sa part en la papeterie familiale le 9 mars 1619, en faveur de sa sœur, moyennant la somme de 2100 francs lorrains.

 

Le moulin fut détruit au cours de la guerre de 30 ans. Ses ruines furent vendues en 1673 et 1679 par ses propriétaires, pour de très faibles sommes.

 

En 1735, une huilerie fonctionnait à cet emplacement. Le propriétaire était un certain Gremillet (voir plan ci-dessus - Y situe l'huilerie).

 

En 1604, le moulin tournait à 3 roues et à 4 en 1619, c’est dire qu’il s’était passablement développé et que sa consistance était au-dessus de la moyenne (les exploitations papetières rurales tournaient habituellement à deux roues). Il fut constamment amodié à des artisans. En 1603, c’est Frédéric Possat qui en est locataire, moyennant la fourniture annuelle de trente balles de papier. Il trouve d’ailleurs les conditions exagérées, résilie son bail et remet les clés du moulin à Demange Harlachol en même temps que les pattes, les colles, les feutres et les papiers.

 

En 1604, l’amodiataire est Demangeon Vairel, de Cheniménil, qui s’associe à Nicolas Urbain, bourgeois d’Epinal, Maître papetier averti. En 1603, les pattes sont payées 5 francs 8 gros le cent (50kg). A la même date, le moulin des Harlachol fabrique du papier "de fine aigle et commun papier d’escrire". Quelques feuilles sont parvenues jusqu’à nous .

 

Comme nous pouvons le constater sur la carte de 1735, les anciens moulins à papier ont disparu. Mais nous trouvons à environ 500 mètres du pont supportant le chemin de Cheniménil à Eloyes, un moulin certainement à farine, dont il n’est pas fait mention auparavant. Ce moulin fut acheté par la commune en 1799 pour la somme de 665 francs et 9 centimes. Hélas, au fil des années, ce moulin fut véritablement très peu rentable pour la commune. Il fut réparé en 1831, mais en 1849, le meunier, Hippolite Curien déclare être dans l’impossibilité d’assumer son travail pour les raisons suivantes :

- les chénaux servant à retenir l’eau et à faire aller les roues doivent être immédiatement réparés, 

- les coffres à farine et finalement tout le matériel sont très défectueux.

Le dit Curien demande aux autorités de la commune que les réparations nécessaires soient effectuées dans les plus brefs délais. La commune ne daignant effectuer aucune réparation, Curien résilia son bail en 1850. Mais en janvier 1851, vu l’impossibilité de mettre le moulin en location en raison de son mauvais état causé par la vétusté, vu l’urgence de la mise en exécution des travaux nécessaires au rétablissement de ce moulin, vu les violentes récriminations auxquelles est exposé le locataire par suite des pertes qui se font dans les grains que lui confient les habitants, le Conseil arrête que la reconstruction du moulin aura lieu le plus rapidement possible, avant d’être remis en location. Les fonds apportés à ces travaux (2400 francs) proviennent du produit de la vente de bois.

 

En 1816, la commune avait déjà mis en vente le moulin, mais par manque d’acquéreurs, celui-ci avait été reloué à Jacques François de Cheniménil pour 400 francs par an. Finalement, en décembre 1873, ce moulin fut mis en vente pour la somme de 16 200 francs.

Sur cette vue du village, nous pouvons distinguer, à une cinquantaine de mètres du pont supportant le chemin de Cheniménil à Eloyes, l’ancien tissage où se trouvait autrefois l’huilerie (carte de 1735).